Le 14 février 2023 restera une date importante pour le système judiciaire britannique. Ce jour-là, le Bureau judiciaire du Royaume-Uni a publié des directives autorisant officiellement les juges à utiliser ChatGPT et d’autres outils d’intelligence artificielle (IA) pour rédiger des décisions de justice et accomplir diverses autres tâches liées à leur fonction.
Une annonce qui peut surprendre
Cette annonce peut surprendre, au regard des récents déboires de l’IA dans différents systèmes judiciaires à travers le monde. Début 2023, deux avocats new-yorkais ont même été condamnés à une amende de 5000$ pour avoir soumis à la cour des documents juridiques rédigés par ChatGPT contenant des citations et guillemets imaginaires.
En octobre 2023, le rappeur américain Pras Michél, condamné dans une affaire de fraude fiscale, a accusé son ancien avocat d’avoir bâclé sa défense en s’appuyant sur des conclusions finales écrites par une IA.
Ces mises en garde n’ont toutefois pas suffi à tempérer l’enthousiasme débordant de nombreux juristes britanniques pour la technologie de l’IA.
L’enthousiasme débordant des juges britanniques pour ChatGPT
En septembre 2023 déjà, Lord Justice Birss de la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles avait ouvertement utilisé ChatGPT pour résumer des théories juridiques qui lui étaient inconnues. Il n’avait ensuite pas hésité à copier-coller les réponses de l’IA directement dans le texte d’une décision officielle, qualifiant cette dernière d' »outil sacrément utile ».
Les nouvelles directives ouvrent grand la porte aux expérimentations
Avec leurs dernières directives, les autorités judiciaires britanniques viennent donc ouvrir en grand la porte à toutes sortes d’expérimentations de l’IA au sein du système judiciaire, en dépit des controverses que cela ne manquera pas de susciter.
Certes, le Bureau judiciaire reconnaît les dangers potentiels de ces technologies, dont les réponses « peuvent être inexactes, incomplètes, trompeuses ou biaisées ». Mais les quelques recommandations émises restent très mesurées, ne serait-ce que sur leur longueur : le document ne comporte guère plus de 2 000 mots…
Des risques réels pour des décisions aux lourdes conséquences
Difficile dès lors de ne pas s’interroger : est-il bien raisonnable de laisser ainsi les juges expérimenter sans grande précaution des technologies aussi récentes et imparfaites, pour prendre des décisions affectant parfois très lourdement des vies humaines ?
Entre enthousiasme et prudence : le débat ne fait que commencer
L’intelligence artificielle suscite certes un immense enthousiasme au sein de la profession juridique, car elle promet des gains de temps considérables dans la rédaction des décisions et la recherche de jurisprudence.
Certains estiment même qu’elle pourrait rendre la justice plus égale, en assistant efficacement les petits cabinets d’avocats aux moyens limités.
Mais de plus en plus d’experts mettent en garde contre les conséquences potentiellement dramatiques des biais et des erreurs dont peuvent être porteuses ces IA.
Des questions délicates qui restent sans réponse
De nombreuses questions sensibles restent ainsi sans réponse satisfaisante :
- Quels biais racistes, sexistes ou politiques peuvent se glisser du fait des données utilisées pour entraîner ces IA ?
- Comment s’assurer que les juges vérifient systématiquement la fiabilité des réponses fournies ?
- Faut-il édicter un code de conduite strict concernant l’usage de ces outils ?
- Comment rendre ces IA capables de justifier chacune de leurs affirmations avec des références précises ?
Sur tous ces points, le débat ne fait donc que commencer, même au Royaume-Uni.
Vers une adoption à grande échelle de l’IA dans la Justice britannique ?
Une chose est désormais certaine : le pays semble bien décidé à expérimenter largement l’IA au sein de son système judiciaire, en dépit des controverses que cela suscite déjà.
Avec leurs récentes directives, aussi minimalistes soient-elles, les autorités judiciaires britanniques ont franchi une première étape symbolique, qui préfigure sans doute une adoption bien plus vaste à venir.
Il faudra donc suivre avec attention comment la situation va évoluer dans les tribunaux d’outre-Manche. Le Royaume-Uni pourrait ainsi se retrouver dans la position de véritable pays pionnier dans ce domaine. Espérons simplement que l’enthousiasme technophile de ses juges ne l’emporte pas sur la plus élémentaire prudence…
Conclusion
L’intégration de l’IA aux processus judiciaires pourrait, à terme, comporter des avantages certains en termes d’efficacité et d’équité. Mais à l’heure actuelle, de nombreuses interrogations demeurent sur les risques associés.
Plutôt qu’une adoption à marche forcée, c’est à une approche progressive et prudente que devraient appeler les autorités judiciaires britanniques, en définissant un cadre strict pour ces expérimentations aux enjeux démocratiques majeurs.